Note de cours sur la Sociologie de l'expérience
Professeur: Marc-André Deniger
Dubet et Martuccelli (1994, 1996) jettent les jalons d’une théorie de l’expérience scolaire dont nous expliquerons plus loin les tenants et aboutissants après en avoir rappeler les deux préceptes fondateurs. D’abord, la sociologie de l’École proposée par les auteurs s’appuie sur une mise en contexte des enjeux contemporains du système scolaire français. Il n’est pas question ici de crise, mais plutôt des mutations profondes que connaissent actuellement l’École, en tant qu’institution scolaire, et les orientations fondatrices du système scolaire (l’érosion des fondements et traditions de l’École républicaine), des changements aux plans des aspirations et demandes scolaires exprimées par les divers groupes sociaux (classes sociales, sexes, origines ethniques) et en particulier les effets de la massification scolaire et de la concurrence accrue qu’elle induit au sein de l’institution scolaire, de la présence de modèles éducatifs diversifiés; de conceptions variées, parfois opposées et peut être irréconciliables, du rôle de l’école et des demandes formulées à son l’égard et, enfin, d’une organisation scolaire déstabilisée en raison de ces mêmes mutations.
En outre, la sociologie de l’expérience scolaire s’appuie également sur une démarche critique d’interprétation épistémologique du concept central à la compréhension de l’école: la socialisation.
" La notion de socialisation occupe une place centrale dans la sociologie classique dans la mesure où cette tradition repose sur l’affirmation de l’identité de l’acteur et du système (…). L’ordre (social) est produit par l’ajustement des actions individuelles issues de la socialisation commune des acteurs. L’ordre social ne résulte ni de l’état de nature, ni du contrat volontaire, mais de son intériorisation même par les individus. Ainsi, l’acteur et le système ne sont que les deux faces d’une même réalité, l’action sociale étant commune aux individus et à la société. Les dimensions essentielles de l’action se retrouvent à la fois dans la subjectivité de l’acteur et dans l’objectivité du système " (Dubet et Martuccelli :1996, p. 51).
De ce même point de vue sociologique (classique), le concept de permet de comprendre le processus par lequel l’individu intériorise les valeurs, normes et règles sociales qui fondent la culture à laquelle il appartient et la manière dont il traduit ce conditionnement dans diverses pratiques sociales. Inspiré de cette conception, un large pan de la sociologie de l’éducation tente d’expliquer certains problèmes scolaires (rendement, sélection, marginalité, abandon) par des écarts ou des tensions nés de la rencontre entre la socialisation familiale – ou plus largement celle émanant de l’environnement social - et la socialisation scolaire :
" L’enfant est au croisement de ces deux socialisations et le succès scolaire des uns tient à la proximité des deux cultures, scolaire et familiale, alors que l’échec des autres s’explique par la distance de ces cultures et par la domination sociale de la seconde sur la première. Ainsi, le succès ou l’échec, essentiels dans l’expérience scolaire, sont interprétés en termes d’écarts de socialisation, et la notion de " violence symbolique " désigne cette distance et les rapports de domination des cultures en présence. Les uns réussissent parce que la socialisation primaire, notamment l’accès au langage, est accordée aux modèles scolaires, alors que les autres échouent parce que la dualité des socialisations est plus prononcée et parce que la fatalité de cette dualité participe elle même de cette socialisation " (Dubet et Martuccelli :1996, p. 52).
Par une relecture critique de l’évolution épistémologique du concept de socialisation, s’appuyant sur la comparaisons des principales approches théoriques pertinents à sa compréhension (Durkheim, Piaget, Parsons, Mead, Elias, Bell, Habermas, Touraine), les auteurs prennent distance de cette notion centrale en formulant deux critiques fondamentales. La première rappelle le caractère univoque du concept de socialisation qui réduit le sujet à un rôle passif et à un produit du système social: "L’individu n’est pas l’acteur de sa socialisation, il est une cire molle sur laquelle la société imprime ses attentes et ses modèles (…). La personnalité n’est qu’une sorte de modèle social intériorisé, l’acteur est un personnage qui ne peut éprouver de distance entre sa subjectivité et son rôle. Si distance il y a, elle n’est que celle de la confrontation de deux épreuves de socialisation" (Dubet et Martuccelli :1996, p. 52). La seconde critique souligne le caractère réducteur des conceptions théoriques présentant la société et ses institutions (ici l’école et la famille), comme "une forme d’intégration plus ou moins fonctionnelle d’une culture, d’un système économique et d’un système politique", un ordre social régie par un principe régulateur unique, explications qui ne semblent plus aujourd’hui totalement acceptables (Dubet et Martuccelli: 1996, p. 57).
Cette discussion théorique et critique du concept de socialisation sert d’assises à la définition du concept d’expérience scolaire, que Dubet et Martuccelli conçoivent comme la manière dont les acteurs individuels, ou collectifs, combinent les diverses logiques de l’action qui structure le monde scolaire: l’intégration, la logique stratégique et le processus de subjectivation (Dubet et Martuccelli :1996, p. 62) :
" […] dans la logique de l’intégration, l’acteur se définit par ses appartenances, vise à les maintenir ou à les renforcer au sein d’une société considérée alors comme un système d’intégration. Dans la logique de la stratégie, l’acteur essai de réaliser la conception qu’il se fait de ses intérêts dans une société conçue alors comme un marché. Dans le registre de la subjectivation sociale, l’acteur se présente comme un sujet critique confronté à une société définie comme un système de production et de domination (Dubet, 1994 : 111) ".
Cette expérience possède une double nature :
"D’une part, elle est un travail des individus qui construisent une identité, une cohérence et un sens, dans un ensemble social qui n’en possède pas a priori. Dans cette perspective, la socialisation et la formation du sujet sont définies comme le processus par lequel les acteurs construisent leur expérience de l’école […]. Mais, d’autre part, les logiques de l’action qui se combinent dans l’expérience n’appartiennent pas aux individus ; elles correspondent aux éléments du système scolaire et sont imposées aux acteurs comme des épreuves qu’ils ne choisissent pas. Ces logiques de l’action correspondent aux trois " fonctions " essentielles du système scolaire : socialisation, distribution des compétences et éducation" (Dubet et Martuccelli, 1996: 62).
Ainsi, tout sujet ou acteur est soumis à une logique d'intégration sociale; à une identité assignée, donnée de l'extérieure. Il est défini par une appartenance, par un rôle et par une identité culturelle dont il a hérité; par l'intériorisation d'un habitus (Bourdieu). La logique de l’intégration correspond à la part de l'identité de chacun qui est l'expression subjective de son intégration sociale.
"[…] chacun de nous travaille à la maintenir comme un élément essentiel de sa personnalité en reconstituant sans cesse le clivage entre un " nous " qui est une large part du Moi, et un " autrui " assigné à sa différence " (Dubet et Martuccelli, 1996: 62).
Ici, le monde est perçu et vécu comme un ordre, comme un ensemble organisé dans lequel les normes et les rapports sociaux définissent la place de chacun, la forme et le niveau de son intégration. La socialisation consiste ici en une intériorisation de cet ordre au plan cognitif, comme au plan normatif. Cette logique d'action enserre une grande part de la socialisation, des rôles, des formes d'autorité et règles auxquels l'élève doit adhérer.
Mais l’action en société n’est pas seulement définie en termes d’intégration ; elle est aussi portée par une logique stratégique dans laquelle l'acteur construit une rationalité limitée en fonction des ses objectifs, de ses ressources et de sa position. Dans ce cas, l'identité du sujet, ou de l’acteur, est moins forgée par ce qu'il est que par ce qu'il possède pour agir; moins par son degré de conformité, que par la nature de ses ressources et de ses intérêts. À ce registre de l’action, l’École et, par extension, le système social, apparaissent comme un marché, un espace de compétitions et d'alliances dans lequel chacun est le rival potentiel de l'autre.
"Ce qui est un degré d’intégration dans un registre devient une ressource de l’action dans l’autre. D’ailleurs les enseignants perçoivent spontanément cette différence quand ils critiquent, soit l’hyper-conformisme des élèves, soit leur instrumentalisme cynique, c’est-à-dire une action stratégique dépourvue d’adhésion aux normes et aux valeurs scolaires. La même distinction apparaît évidemment chez les élèves qui savent qu’une classe, par exemple, est un groupe d’appartenance chaleureux, voir fusionnel, mais qu’elle est aussi un espace de compétition dans lequel chacun est le rival des autres, tant pour les performances que pour le partage de l’amour du maître" (Dubet et Martuccelli, 1996: 63).
Ici, le processus de socialisation n'est pas réductible à l'intériorisation d'un habitus (voir intégration). Il réfère plutôt à l'apprentissage d'une capacité stratégique qui implique, au contraire, une distance aux rôles et aux appartenances. À cette dimension analytique, les écarts ne s'expriment pas en termes de niveaux d'intégration et de socialisation, mais en termes de ressources de l'action et de compétences stratégiques.
Fait important, cette logique de l’action prendrait de l’ampleur et de l’autonomie quand, avec la massification, le système scolaire accroît, à la fois, la diversification et la concurrence entre les établissements, entre les filières et entre les individus.
"Cette nature concurrentielle et stratégique de l’expérience scolaire est aujourd’hui si nettement affirmée que les débats sur l’école sont construits par la tension entre une école de l’intégration et de la socialisation, et une école de la diversification et de la compétition stratégique" (Dubet et Martuccelli, 1996: 64).
Enfin, le sujet, ou l’acteur social, n’est pas seulement défini par ses appartenances et ses intérêts, mais aussi par une distance à lui-même, par une capacité critique qui en font un sujet, dans la mesure ou il réfère à cette capacité (donc certains le sont moins que d'autres). Cette dimension de l’action – la subjectivation - correspond à la capacité de se définir comme un sujet autonome en référence à sa culture, et au delà de l'utilité des rôles sociaux prescrits.
"De ce point de vue, la subjectivation des individus ne se forme que dans l’expérience de la distance entre les divers Moi sociaux et l’image d’un sujet offerte dans la religion, l’art, la science, le travail … bref, toutes les figures historiques disponibles" (Dubet et Martuccelli, 1996: 64).
La subjectivation est un processus de construction d'une distance à l'ordre des choses autorisant une capacité de conviction, de critique et d'action autonome. Dans cette logique, le langage met l'accent sur la revendication, la protestation, la critique, l'affirmation, l'opposition, la distance, la résistance et la réflexivité, c’est-à-dire, la capacité d'échapper aux rôles sociaux prescrits par ses représentations et ses actions. Corrélativement, l’hyperconformisme ou l’aliénation du sujet ou de l’acteur serait l'antithèse de la réflexivité.
L'analyse de l'expérience scolaire consiste à comprendre l’articulation de ces diverses logiques chez un sujet individuel ou un acteur collectif. Pour ce faire l’analyse doit tenir compte de la variable diachronique, car l'expérience se transforme au fil du temps, sous l'influence de l'âge et de la position sociale et en raison du fait que la diversité et la compétition du système scolaire s'accentuent au fil du temps et, conséquemment, parce que le rapport subjectif aux études se transforme au cours du cheminement scolaire.
En outre, l’analyse doit également tenir compte de la position scolaire et sociale des sujets, l'expérience scolaire étant fortement déterminée socialement. Le passé de chacun est un élément déterminant de l'expérience et la place de chacun influence les représentations, le niveau des ressources stratégiques dont on dispose et la capacité d’action des sujets ou acteurs.
Dubet, F. (1994). Sociologie de l'expérience. Paris: Éditions du Seuil.
Dubet F. & Martuccelli D. (1996). À l'école : Sociologie de l'expérience. Paris: Éditions du Seuil.
Note
Il conviendrait sans doute de distinguer le sujet individuel de l’acteur collectif, une distinction à laquelle les deux auteurs ont également recours. RETOUR
Au Québec, il conviendrait plutôt de parler de trois objectifs d’instruction, d’éducation et de qualification. Pour notre part, nous ne sommes pas persuadé de la nécessité et de la pertinence d’une telle homologie théorique entre les trois logiques de l’action en jeu dans l’expérience scolaire et les trois finalités du système scolaire. RETOUR